Les racines de la violence - 12 points
Les racines de la violence - 12 points
Depuis quelques années, il est scientifiquement prouvé que les effets
dévastateurs des traumatismes infligés à l'enfant se répercutent inévitablement
sur la société. Cette vérité concerne chaque individu pris isolément et devrait
- si elle était suffisamment connue - conduire à modifier fondamentalement
notre société, et surtout à nous libérer de l'escalade aveugle de la violence.
Les points suivants voudraient préciser cette thèse :
1. Tout enfant vient au monde pour s'épanouir, se développer, aimer, exprimer
ses besoins et ses sentiments.
2. Pour s'épanouir, l'enfant a besoin du respect et de la protection des
adultes, qui le prennent au sérieux, l'aiment et l'aident à s'orienter.
3. Lorsque l'enfant est exploité pour satisfaire les besoins de l'adulte,
lorsqu'il est battu, puni, manipulé, négligé, qu'on abuse de lui et qu'on le
trompe, sans que jamais un témoin n'intervienne, son intégrité subit une
blessure inguérissable.
4. La réaction normale à sa blessure serait la colère et la douleur. Mais, dans
la solitude, l'expérience de la douleur lui serait insupportable, et la colère
lui est interdite. Il n'a d'autre solution que de réprimer ses sentiments, de
refouler le souvenir du traumatisme et d'idéaliser ses agresseurs. Plus tard,
il ne sait plus ce qu'on lui a fait.
5. Ces sentiments de colère, d'impuissance, de désespoir, de nostalgie,
d'angoisse et de douleur, coupés de leur véritable origine, trouvent malgré
tout à s'exprimer au travers d'actes destructeurs, dirigés contre les autres
(criminalité, génocide) ou contre soi-même (toxicomanie, alcoolisme,
prostitution, troubles psychiques, suicide).
6. Devenu parent, on prend souvent pour victime ses propres enfants, qui ont
une fonction de bouc émissaire: persécution pleinement légitimée par notre
société, où elle jouit même d'un certain prestige dès lors qu'elle se pare du
titre d'éducation. Le drame, c'est que le père ou la mère maltraite son enfant
pour ne pas ressentir ce que lui ont fait ses propres parents. Les racines de
la future violence sont alors en place.
7. Pour qu'un enfant maltraité ne devienne ni criminel, ni malade mental, il
faut qu'il rencontre au moins une fois dans sa vie quelqu'un qui sache
pertinemment que ce n'est pas lui, mais son entourage qui est malade. C'est
dans cette mesure que la lucidité ou l'absence de lucidité de la société peut
aider à sauver la vie ou contribuer à la détruire. Ce sera la responsabilité du
personnel d'assistance sociale, des thérapeutes, des enseignants, des psychiatres,
des médecins, des fonctionnaires, des infirmières.
8. Jusqu'à présent, la société a soutenu les adultes et accusé les victimes.
Elle a été confortée dans son aveuglement par des théories qui, parfaitement
conformes aux théories de l'éducation de nos arrière-grands-parents, voient en
l'enfant un être sournois, animé de mauvais instincts, fabulateur, qui agresse
ses parents innocents ou les désire sexuellement. La vérité, c'est que tout
enfant a tendance à se sentir lui-même coupable de la cruauté de ses parents.
Les aimant toujours, il les décharge ainsi de leur responsabilité.
9. Depuis quelques années seulement, l'application de nouvelles méthodes
thérapeutiques a permis de prouver que les expériences traumatiques de
l'enfance, refoulées, sont inscrites dans l'organisme, et qu'elles se
répercutent inconsciemment sur la vie entière de l'individu. De plus, des
ordinateurs qui ont enregistré les réactions de l'enfant dans le ventre de sa
mère ont révélé que le bébé sent et apprend, dès le tout début de sa vie, la
tendresse aussi bien que la cruauté.
10. Dans cette nouvelle optique, tout comportement absurde révèle sa logique
jusqu'alors cachée, dès l'instant où les expériences traumatiques de l'enfance
ne restent plus dans l'ombre.
11. Dès que nous serons sensibilisés aux traumatismes de l'enfance et à leurs
effets, un terme sera mis à la perpétuation de la violence de génération en
génération.
12. Les enfants dont l'intégrité n'a pas été atteinte, qui ont trouvé auprès de
leurs parents la protection, le respect et la sincérité dont ils avaient
besoin, seront des adolescents et des adultes intelligents, sensibles,
compréhensifs et ouverts. Ils aimeront la vie et n'éprouveront pas le besoin de
porter tort aux autres ni à eux-mêmes, encore moins de se suicider. Ils
utiliseront leur force uniquement pour se défendre. Ils seront tout
naturellement portés à respecter et à protéger les plus faibles, et par
conséquent leurs propres enfants, parce qu'ils auront eux-mêmes fait
l'expérience de ce respect et de cette protection, et que c'est ce souvenir-là,
et non celui de la cruauté, qui sera inscrit en eux.
© Alice Miller